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jusqu’au 14 juin 2017
Le musée Dapper expose une vingtaine de pièces de l’artiste sénégalais Soly Cissé, en résonance avec celles de Chefs-d’œuvre d’Afrique.Son œuvre – dessin, peinture, collage, assemblage et sculpture – raconte des histoires qui semblent se dérouler dans des univers parallèles.
Commissaire de l’exposition :
CHRISTIANE FALGAYRETTES-LEVEAU
L’artiste charge le support, toile ou papier, jusqu’à saturation. Traits serrés réalisés au fusain ou au pastel, lignes épaisses pleines de mouvements, amas de matière picturale aux couleurs fortes, bleu, rouge, jaune et noir qui renforcent l’effet de densité d’un style affirmé d’œuvre en œuvre.
Il faut scruter, interroger une figure, puis une autre, pour déceler les interférences qui font se superposer des têtes et des corps, sauter les frontières entre les genres. Cette logique de la transgression déconstruit/reconstruit un discours qui puise à de multiples sources.
Soly Cissé, qui a reçu un enseignement plutôt académique à l’école des Beaux-Arts de Dakar, a questionné les grands courants artistiques qui ont marqué la seconde moitié du xxe siècle, pop art, néo-expressionnisme et l’action painting notamment, et on connaît son grand intérêt pour les œuvres de Francis Bacon et de Jean-Michel Basquiat.
Soly Cissé s’est approprié des pratiques issues de divers mouvements, les a revisitées pour élaborer une démarche singulière et originale. Celle-ci rapproche et combine des éléments qui, a priori, n’étaient pas destinés à être assemblés. Des formes mi-humaines, mi-animales, presque toujours traitées de façon frontale, se côtoient, se frôlent ou se mêlent. Les repères sont brouillés à dessein comme pour rendre plus ardue la quête du sens. Ainsi, par exemple, dans la peinture no1, des humanoïdes, dont l’un exhibe une tête cornue et un second celle d’un fantôme, semblent déambuler dans un espace envahi par des marquages où se détachent les tags « CRÉDIT », « RÉAGIR » et « GRAVITÉ », d’autres étant moins lisibles, voire illisibles.
Ailleurs, la figuration est perturbée par l’invasion de lettres, de chiffres et de codes barres, témoins de l’omniprésence de la société de consommation. Parfois vient s’inscrire ici ou là un logo, un extrait de texte collé provenant d’un magazine, sur lequel l’artiste a dessiné pour « imposer son propre univers», et pour faire partie d’une histoire qui maintient à distance les plasticiens des pays émergents.
Soly Cissé donne à voir son vécu ainsi que ses interrogations sur le monde, ses incohérences, ses injustices. C’est de la part de l’artiste une prise en compte des réalités sociales et économiques qui entravent, entre autres, un rapide développement de l’Afrique, plus qu’un engagement politique au sens strict.
– L’intérêt de Soly Cissé pour des objets manipulés durant sa jeunesse, tels les clichés réalisés par son père radiologue, a déterminé l’omniprésence du noir en tant qu’élément signifiant de sa démarche. D’où l’utilisation de cette couleur essentielle pour détacher les formes, leur donner de la profondeur et accentuer les contrastes chromatiques.
Le plasticien est allé chercher dans la culture populaire – notamment dans ses croyances – des éléments visuels appartenant à des univers différents. Dans cette perspective, isolés de leur contexte, réinterprétés, et donc désacralisés intentionnellement, masques et statuettes sont intégrés dans un monde virtuel. Ici des bribes de textes apparaissent dans la bouche d’un masque, objet qui sort encore dans les villages senufo de Côte d’Ivoire lors des funérailles.. Là un cimier tyi wara des Bamana du Mali surmonte un corps féminin doté d’un unique sein lourd, ce type d’accessoire cultuel étant toujours porté par de jeunes hommes lors des fêtes agraires célébrant la fertilité de la terre et la fécondité des femmes.
La distanciation, notamment par le détournement, permet de maintenir l’œuvre dans sa dimension contemporaine et universelle et de faire en sorte que les pratiques cultuelles – évoquées de façon implicite ou non – laissent des traces. À décrypter.
Dans de nombreuses sociétés de l’Afrique subsaharienne, solliciter les entités de l’autre monde place les individus dans un réseau de relations complexes. Le recours au surréel s’avère positif s’il est destiné à assurer la protection ; il devient négatif, voire destructeur, dès lors qu’il s’appuie sur la sorcellerie. Devins et officiants « investissent » la terre, l’eau et l’air – où demeurent les divinités, les « génies » et les esprits.
L’art de Soly Cissé est marqué par l’ambivalence ; celle-ci caractérise des figures qui intègrent plusieurs registres de représentation, procédé formel que l’on retrouve d’une œuvre à l’autre. Ainsi, dans Les Initiés [no 5], des êtres indéfinissables semblent appartenir à des mondes lointains. Deux d’entre eux affichent le hiératisme de statues gardiennes d’un lieu sacré. Des référents issus du religieux ? Cependant il ne s’agit nullement d’enfermer l’inspiration de Soly Cissé dans les limites étroites d’un patrimoine « africain », mais bien au contraire de déceler comment des éléments culturels participent d’une démarche globale qui, ouverte sur le monde contemporain, affiche sa dimension universelle. Et c’est ce qui sous-tend les propos de l’artiste lorsqu’il affirme : « Mes personnages n’appartiennent pas à une culture bien définie. J’essaye de créer un monde de métissage où les cultures se frottent et se valorisent entre elles. Je montre l’homme d’aujourd’hui, ouvert, qui consomme d’autres réalités. Ma peinture n’est pas identitaire, je n’essaie pas de “représenter” l’Afrique. C’est loin de mes soucis. Il y a des reflets de ma culture, c’est bien sûr inévitable ».
ans cette création foisonnante, un animal étrange s’impose. Il a l’allure d’un petit félin, oreilles dressées et pelage tacheté. Cette créature, lorsqu’elle est représentée plusieurs fois sur une même œuvre – avec des variantes –, produit un effet saisissant, donnant l’impression d’une meute de prédateurs errants en quête de proies potentielles. Cependant cette figure récurrente est dotée, le plus souvent, d’un regard presque humain avec des yeux exorbités. Elle semble être l’unique rescapée d’un violent séisme.
Est-ce un intercesseur, un médiateur privilégié des hommes ? La connivence des espèces humaines et animales, qui permet de conforter les relations avec les esprits et les divinités, est constante dans les référents culturels d’un grand nombre de sociétés africaines. Elle détermine des conduites rituelles spécifiques qui marquent tant les actes de la vie privée que collective, familiale et clanique… À cet égard, il est intéressant de noter que Soly Cissé nomme ses figurations animales – elles viennent, dit-il, de son imagination – les « SOSO » ; il a accolé la syllabe « so » de Soly et de Socé, l’ethnie à laquelle appartient son père.
Les Socé sont apparentés aux Mandingue, l’un des groupes les plus importants de l’Afrique de l’Ouest dans lequel se retrouvent notamment les Soninke et les Bamana… Il existe une grande proximité culturelle entre les peuples du Sénégal et ceux de pays voisins, dont la Guinée, le Burkina Faso et le Mali. Les sociétés de culture mandingue sont régies par des systèmes hiérarchisés au sein desquels de puissantes confréries de chasseurs, dirigées par de Grands Maîtres initiés, exercent depuis des siècles un pouvoir politique et religieux. La représentation du mouton, animal domestique, dénote une dimension religieuse et possède donc une forte valeur symbolique que l’on décèle dans l’œuvre no 5. Au centre, une silhouette blanche se détache à peine entre, à droite, un animal, noir, massif, et, à gauche, une autre bête qui ressemble à un mouton dont la tête émerge d’un amas informe ; le côté et le sol sont éclaboussés de taches rouges.
Les moutons sont sacrifiés en masse pour la fête de la Tabaski (nom wolof de l’Aïd el-Kébir), et la chair, après avoir été cuisinée, est consommée par les parents et les amis réunis. La relation entre le mouton et son sacrificateur, le chef de famille, traduit principalement un lien économique, car détenir un cheptel abondant est considéré comme un signe de richesse et donc de prestige social[4]. Cet animal est possédé par nombre de foyers sénégalais, et il est fréquent de croiser des troupeaux d’ovins dans les quartiers de Dakar.
epuis toujours, Soly Cissé excelle dans le dessin comme en témoignent ses réalisations au pastel et à la sanguine avec leur univers clos où s’agitent de nombreuses créatures, serrées, parfois entassées, et où il est souvent difficile de discerner l’homme de l’animal. Cette caractéristique est également présente dans la peinture et la sculpture ; cette dernière occupe une place de plus en plus importante dans le travail du plasticien.
Dans les années 1990, l’artiste crée des Totems, véritables objets narratifs. Fabriquées à partir de sciure de bois mélangée à du sable, ces pièces intègrent des techniques et des matériaux divers mis en résonance. L’assemblage alliant principalement sculpture et peinture, loin d’imposer un réalisme anatomique, propose une image corporelle au premier abord énigmatique. Les œuvres sont dotées d’une petite tête faisant penser à celle d’un animal (un oiseau ?) ; elles portent chacune deux réceptacles fermés par du verre peint.
Soly Cissé recourt ici à la technique des fixés sous verre art populaire pratiqué partout dans le monde, et qui connut un grand essor au Sénégal dans les années 1930. De façon générale, après avoir conçu à l’encre un dessin sur une plaque de verre, l’artiste colorie les espaces vides entre les traits avec une peinture permettant de fixer l’ensemble. Sèche, la plaque de verre est ensuite retournée puis placée sur un support. L’œuvre s’observe par transparence et le dessin d’origine est donc inversé. Cette technique ne permet pas de retoucher le travail.
La présence de ces reliquaires cernés d’éléments pointus renvoie visuellement à l’esthétique des nkisi. Ce terme est utilisé pour qualifier certains objets puissants des cultures kongo (République démocratique du Congo et Congo) et pour définir la notion de pouvoir qui s’appuie sur la gestion des forces cosmiques afin de maintenir l’équilibre du monde. Des actes spécifiques mettent en branle le nkisi : fixer une ou plusieurs charges – dont des reliquaires – sur le ventre, le dos ou la tête de statuettes, planter des clous sur leur corps, l’enduire de terre, de sang ou d’autres substances vitales. En outre, les petits visages figurés dans la partie supérieure des Totems présentent des similitudes avec ceux des masques ou des statuettes kongo, visages enduits d’argile blanche et de pigments rouges, et dont les yeux largement ouverts sondent les mystères de l’au-delà.
De même l’œuvre semble convoquer des images qui dynamisent cette notion de pouvoir caché. La pièce est composée de boîtes noires pourvues chacune de petites peintures et conçues à la manière de reliquaires opaques ; sur quelques bords prend appui une figurine sculptée de façon schématique mais laissant toutefois deviner un corps humain sur le crâne duquel se dressent des tresses à moins que ce ne soient des cornes.
Ne pourrait-on interroger aussi le Totem 2 à la lumière d’une pratique rituelle ? Chez les Soninke et les Dogon du Mali une gestuelle particulière, les bras levés, constituerait un signe d’imploration pour que les divinités fassent tomber la pluie nécessaire à la germination du mil.
L’iconographie des sculptures anthropozoomorphes de Soly Cissé relève d’un répertoire de formes élaborées. Les personnages des sculptures ont été conçus comme un couple. Leur traitement, marqué par l’effet de symétrie, ne diffère que par quelques détails: sur le ventre de l’un d’eux sont fixés des éléments symbolisant des seins. Le corps, humain par son apparence première et par sa verticalité, est surmonté d’une tête allongée qui paraît avoir volé ses traits à une bête inquiétante, à l’allure peu sympathique ; on dit que son cri s’apparente à un ricanement sinistre. La hyène. Un mors muselle complètement la gueule. Les membres ne sont pas recouverts d’une peau, mais d’une cuirasse agrémentée de crochets de fermeture pour souligner qu’il s’agit d’un vêtement. Ces sculptures évoquent a priori des images sombres, car la hyène se nourrit entre autres de cadavres, assurant ainsi l’assainissement de son environnement, la savane. À cet égard, Soly Cissé retient le rôle utile que remplit l’animal, car il a voulu en faire un « symbole de l’attachement à la famille » et valoriser son « esprit de solidarité » ; les hyènes chassent ensemble et nourrissent donc la horde.
Le matériau utilisé, tôle, fer à béton, confère aux personnages une présence forte. L’originalité plastique et la force des sculptures sont nées du talent de l’artiste qui a réalisé les dessins préparatoires et a travaillé en étroite collaboration avec un maître forgeron. Le fer, soigneusement découpé en plaques, a été martelé. Après un polissage méticuleux, une couche de vernis de protection a été appliquée, donnant au métal une couleur brune, profonde et brillante. Ces pièces appartiennent à un vaste ensemble de sculptures en fer, composées principalement de figures gigantesques (environ trois mètres de haut) se mouvant dans un univers où reines et rois géants sont les familiers de dinosaures, de serpents et autres personnages qui auraient pu être réalisés pour la maquette d’un film de science-fiction ou pour un album de bande dessinée.
Artiste érudit, Soly Cissé joue délibérément avec une multitude de référents et de codes qui se chevauchent, sans jamais s’annihiler. Dans cette esthétique toutes les interférences sont permises. Les « détournements » de formes, notamment des objets liés à des croyances et des mythes de l’univers « traditionnel », correspondent à une démarche qui transporte des bribes d’un passé, les renouvelle en les intégrant à un discours qui dit le monde contemporain.
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